StopCovid : anonymat et autorités

Sommes-nous vraiment anonyme aux yeux de l'État avec StopCovid ? Rien ne le garanti sur le plan technique et les perspectives de contrôle sur le plan organisationnel sont maigres.

Au moment où j’écris cet article, cela fait un mois que le confinement a commencé et le gouvernement a récemment annoncé une date de fin. Depuis, l’exécutif précise au fur et à mesure sa politique pour l’après confinement, qui inclut une application mobile nommée StopCovid.

D’abord annoncée le 1er avril par Cédric O, secrétaire d’état au numérique, ce n’est que récemment (autour du 20 avril) que Inria (un centre de recherche public en informatique) a annoncé publiquement être en charge du développement de cette dernière. Récemment, des détails techniques ont été donnés dans la presse et directement sur le site web d’Inria.

Pour bien comprendre les enjeux, il est nécessaire de resituer le contexte d’apparition de cette application. Ce projet présente des lacunes qui pourraient être aisément détournées de leur usage premier et qui invitent à réfléchir sur sa pertinence.

Ralentir la propagation du virus

Deux scénarios d’infection au StopCovid justifiant la nécessité de ralentir la propagation du virus pour ne pas surcharger les hopitaux.

Comme le confinement total, l’application StopCovid est un outil qui vise a ralentir la diffusion du virus et non à le traiter. Plus précisément, cette application vise à automatiser l’identification des personnes qui ont été récemment en contact avec des malades.

Beaucoup de solutions ont été proposées par les chercheurs et les entreprises. Les projets suivants ont particulièrement fait parler d’eux : BlueTrace, le projet original déployé à Singapour, East Coast PACT par le MIT, West Coast PACT par l’université de Washington, DP3-T, une solution principalement développée en Suisse par l’EPFL et finalement ROBERT, le candidat pour devenir StopCovid, principalement développé en France par Inria.

Ces applications fonctionnent de façon relativement similaire. Une fois installées sur le téléphone de l’utilisateur, elles lui attribuent plusieurs “pseudonymes”. Au quotidien, les téléphones échangent ces pseudonymes via Bluetooth quant ils sont à proximité les uns des autres. Quant un utilisateur tombe malade, il le notifie via l’application à un service de l’État. Ce faisant, il transmet une liste des pseudonymes permettant de faire le lien entre malade et personnes en contact. Régulièrement, l’application des utilisateurs non malades vérifie auprès du service de l’État que ces derniers n’ont pas été en contact avec une personne infectée.

Souvent, les applications sont catégorisées comme “centralisées” ou “décentralisées”. Si le service de l’État ne fait que relayer les informations partagées par les malades aux autres utilisateurs, sans les traiter, alors le système est dit “décentralisé” (comme DP-3T). Si c’est le service de l’État qui effectue le traitement des informations, alors le système est dit “centralisé” (comme ROBERT). L’analyse qui suit se concentre sur ROBERT et DP-3T mais peut être généralisée à ces deux classes d’applications.

Dans tous les cas, ce fonctionnement implique nécessairement d’assigner à résidence des personnes non malade. Il est donc important que ce système soit le plus juste et le plus transparent possible.

C’est d’ailleurs ce que nous assurent les représentants d’Inria :

Une telle application n’est pas une application de surveillance : elle est totalement anonyme. Pour être encore plus clair : sa conception permet que PERSONNE, pas même l’Etat, n’ait accès à la liste des personnes diagnostiquées positives ou à la liste des interactions sociales entre les personnes.

Avec ROBERT, l’État peut savoir qui vous êtes

Pourtant le fonctionnement de ROBERT comporte des aspects qui me semblent problématiques.

À première vue, cette application semble parfaite : comme l’indique le schéma ci-dessous, le service de l’État (l’autorité centrale) ne manipule que des “pseudonymes”.

Schéma du fonctionnement de ROBERT

Malheureusement, sur Internet, les communications ne sont pas anonymes aux yeux de l’État. Pour comprendre ce qui se passe, le schéma ci-dessous résume les acteurs en jeu : l’utilisateur, les opérateurs et l’État.

Le téléphone, en contactant le service StopCovid, lui révèle son adresse IP en plus des informations vues précédemment. De plus, la Loi pour la Confiance en l’Économie Numérique (LCEN) impose aux opérateurs de conserver les données de connexion, c’est à dire de pouvoir identifier quel individu se trouve derrière une adresse IP donnée.

L’État peut ensuite exiger que ces opérateurs transmettent ces données de connexion sans intervention de la justice. Nommées “réquisitions administratives”, cette action est autorisée par exemple par le décret n° 2014-1576 du 24 décembre 2014. Plus connu, la mise en oeuvre d’Hadopi requiert également, chaque jour, l’identification de plusieurs milliers d’individus à partir de leur adresse IP. La désanonymisation des utilisateurs à travers leur utilisation d’Internet est d’autant plus probable que les opérateurs mobiles se montrent peu frileux pour partager ou vendre les données de connexions de leurs abonnés.

StopCovid Interception Possible

DP-3T, quant à lui, annonce la liste des “pseudonymes” des personnes infectées à tout le monde. L’État peut connaitre l’identité des personnes malades, l’identité de tous les utilisateurs de l’application, mais pas avec qui les malades ont été en contact.

Comparé à DP-3T, le système ROBERT offre donc un plus grand pouvoir à l’État.

On peut en conclure que ROBERT ne préserve pas totalement l’anonymat des utilisateurs. En effet, techniquement l’État peut toujours accéder à la l’identité des personnes diagnostiquées, de tous les utilisateurs et à la liste des intéractions sociales de tous les malades.

Avec ROBERT, l’État doit savoir qui vous êtes

Les concepteurs de ROBERT affirment que leur application protège mieux l’anonymat des utilisateurs que d’autres applications comme DP-3T. En effet, les auteurs affirment qu’un utilisateur ne peut pas retrouver le malade avec qui il a été en contact.

Pourtant ce n’est pas le cas : imaginons un utilisateur très riche qui aurait à sa disposition un nombre conséquent de téléphones portables. Il pourrait alors décider d’utiliser un téléphone différent lors de chaque contact avec une personne. À la réception de l’alerte sur un de ses téléphones, il serait alors capable d’identifier à quelle personne est associé le téléphone et donc qui l’a infecté. En pratique, un seul téléphone suffit, un utilisateur expérimenté n’aura qu’à modifier le code de l’application présente sur son téléphone.

Pour se protéger d’un tel comportement, il faudrait alors n’autoriser l’usage que d’un seul téléphone par personne, obligeant l’État à contrôler l’identité des utilisateurs. Les autorités doivent donc savoir qui vous êtes pour assurer le fonctionnement de ROBERT.

Avec ROBERT, l’État peut vous assigner à résidence

StopCovid, différence entre code source et déploiement

Dans ROBERT et BlueTrace, et contrairement à DP-3T, c’est le service de l’État qui annonce si vous avez été en contact avec une personne infectée. Même si le service de l’État est conçu et analysé par des acteurs indépendants, rien n’empêche les autorités de modifier le service quand elles le souhaitent.

Il leur serait alors possible d’instrumentaliser le fonctionnement du service. Ce dernier pourrait annoncer à certaines personnes (correspondant à des adresses IP définies) qu’elles doivent se confiner, même si elles n’ont pas été effectivement en contact avec une personne malade.

Ce serait un outil d’assignation à résidence qui ne dirait pas son nom et qui serait particulièrement difficile à contester.

Contre les abus de pouvoir : faire confiance ?

Ces réserves ne semblent pas pertinentes pour Inria qui affirme sa pleine confiance à l’égard de l’État :

Le terme « centralisé » est souvent utilisé à dessein, en stigmatisant implicitement un Etat supposé vouloir être traqueur.

L’État ne fait pourtant pas toujours bon usage de la confiance qui lui est accordée. Sans énumérer tous les exemples de dispositifs de surveillance qu’il a déployé, citons tout de même : la mise en place de “boites noires” chez les opérateurs et les fournisseurs de service, le programme Interception Obligatoires Légales (ce qui était parfaitement illégal) ou encore la surveillance des communications radio (elles aussi déclarées illégales par le conseil constitutionnel).

Un argument revient souvent dans ce genre de débat : la CNIL serait compétente pour encadrer la collecte des données de manière éthique. Un dispositif déployé sous son contrôle serait donc acceptable. Pourtant elle ne dispose pas de moyen coercitifs suffisants face à l’État qui se permet régulièrement de ne pas tenir compte de ses avis ou qui lui dissimule des informations

Aux dernières nouvelles, l’application devrait être proposée sur la base du volontariat. Rien n’empêche toutefois qu’elle soit rendue obligatoire si le taux d’adoption n’est pas assez élevé, ou que l’État contraigne l’accès à certains services à l’utilisation de StopCovid. Il y a de grandes chances qu’une fois en place, cette application devienne obligatoire.

En matière de surveillance, l’opacité règne toujours et le respect de la loi est cantonné à l’existence de lanceur d’alertes et de médias pour relayer l’information. La seule limite à l’action de l’État lui est imposée par la société civile quand elle le met face à ses responsabilités.

L’idéologie du contrôle

Face aux objections on a pu invoquer la (spécieuse) opposition entre science et idéologie :

Dans ce contexte, les débats sur les avantages supposés d’un système parce qu’il serait décentralisé vis-à-vis d’un autre système parce qu’il serait centralisé ne me semblent pas relever du champ de la rigueur scientifique. […] Ce sont des analyses scientifiques, par définition vérifiables et se prêtant à une discussion, qui permettent de le démontrer, pas des considérations idéologiques ou des a priori sémantiques.

Pourtant le choix de centraliser ou non les informations peut être interrogé dans une optique scientifique. L’opposition qui a été construite entre ces deux solutions (ROBERT et DP-3T) me semble peu pertinente car elle implique dans les deux cas un système centralisé. Cependant, il n’est pas nécessaire de passer par un service centralisé contrôlé par l’autorité politique.

Rappelons qu’il existe tout un domaine de recherche sur les réseaux d’anonymat, souvent appelés à tort Darknet, dont le logiciel Tor est le plus connu (+ de 4000 citations par d’autres articles scientifiques). Ces outils reposent sur la décentralisation et la dilution du pouvoir entre les utilisateurs. Ils pouraient servir à informer anonymement les personnes ayant été en contact avec un malade sans nécessiter l’intervation de l’État ou de tout autre acteur.

Pourquoi, alors, faire le choix d’impliquer l’État ? Les considérations techniques ne sont pas seules à peser dans la balance : nul doute que des considérations idéologiques, qui ne disent pas leur nom, ont guidé la conception de ROBERT. Sans cela, il serait difficile de comprendre l’oubli des 426 000 résultats sur Google Scholar pour “anonymity network”, de l’expérience des activistes et des lanceurs d’alerte qui utilisent le réseau Tor depuis 2004, de la recherche sur l’anonymat en cryptographie à commencer par l’article fondateur Untraceable Electronic Mail, Return Addresses, and Digital Pseudonyms, publié en 1981.

Toutes les solutions ne sont pas bonnes à prendre

Dans l’hypothèse du déploiement d’une telle solution, comment gérerait-on le fait que 24% de la population ne dispose pas d’un smartphone ? Cette hypothèse implique aussi qu’un certain nombre de problèmes techniques auront été résolus : les résultats du Bluetooth sont de mauvaise qualité, la durée de vie de la batterie réduite, il est difficile de faire fonctionner une application en arrière-plan, les téléphones fonctionnent tous de manière un peu différente, etc. Rappelons aussi une évidence : le virus ne se propage pas par Bluetooth, la corrélation entre une proximité Bluetooth et la transmission effective du virus reste incertaine. Elle ne fait, à ma connaissance, l’objet d’aucune étude scientifique sérieuse.

D’abord, comme tout projet scientifique, ce protocole va être soumis à la critique de ses pairs. Cela nécessite une démarche d’ouverture : l’article scientifique est mis à disposition de la communauté scientifique sous Github.

Certes les concepteurs de ROBERT sont tout à fait disposés à se soumettre à l’évaluation par les pairs, mais à l’heure actuelle il reste difficile de dialoguer avec eux. Les inquiétudes soulevées dans ce billet de blog n’ont pour l’heure, pas reçues de réponse.

D’autres risques, inhérent au tracking ont également été réferencés sur le site web risques-tracage.fr. L’ensemble de ces risques n’est pas étudié dans les propositions d’application de tracking mentionnées dans ce billet.

À mon avis, l’application de tracking StopCovid est une fausse solution et une vraie menace. L’annonce de sa mise en oeuvre vise sans doute à nous faire oublier le manque de tests et les errements de l’exécutif. Pour retrouver un sentiment de contrôle, en cette période de crise, nous serions prêt à adopter des solutions extrêmes, sacrifiant au passage nos libertés. Gardons la tête froide et prenons garde à ce que l’exceptionnel d’aujourd’hui ne devienne pas la norme coercitive de demain.

En conclusion, la solution ROBERT ne garantit pas l’anonymat des utilisateurs, parce qu’elle nécessite l’identification des utilisateurs pour son bon fonctionnement et transmet une donnée d’identification : l’adresse IP. Elle suppose pour les utilisateurs de faire confiance à l’État pour ne pas manipuler les données émises (et assigner à résidence des personnes non exposées au risque mais dont l’action déplait à l’État). Cette confiance devrait être donnée dans un contexte de crise sanitaire et politique, alors que l’État fait régulièrement un usage immodéré voire illégal de la force. Il existe pourtant des outils tout à fait à même d’assurer le service de StopCovid sans exposer les utilisateurs : encore faut-il en avoir la volonté.

Il restera ensuite une dernière chose à prouver : l’utilité des applications de tracking.

Je remercie Ophélie pour son aide précieuse lors de l’écriture de cet article.